Unexpected Universe

Henka

Roman graphique publié initialement au fil de l'écriture sur Instagram.
Le titre est provisoire et la forme en cours d'évolution.

#uu1
Nous allons passer hors monde dans quelques minutes. Attachez vos ceintures et respirez calmement. La situation est sous contrôle pour le moment.
#uu2
Le départ, enfin. Le personnel de bord nous invite à passer nos communications en français afin de rester sous les radars.
#uu3
Ma fuite était inévitable. Mais coupable. D'anciens souvenirs refont surface alors que je me dissous dans le sommeil programmé.
#uu4
Alors que je flotte entre les espaces-temps, je rêve d'un géant poulpe translucide flottant dans les profondeurs de l'espace.
#uu5
Réveil. Le temps et l'espace reprennent difficilement leurs habitudes. Tout semble liquide quelques minutes. Avec un lointain goût sucré qui persiste. Nous arrivons au spaceport de Tōken. Il ressemble d'abord à une grande barre chocolatée. Mais ces lignes dures se découpent sur l'atmosphère sanglante à mesure que nous approchons.
#uu6
Le centre d'immigration, quatre heures d'attente dans la foule. J'écoute les langues locales autour de moi, les mots qui se répètent, les accents et les variations, les gestes qui rythment. Le sens émerge peu à peu de la cacophonie. Les phrases deviennent claires. Les discussions sont sereines mais tendues. Chacun espère poser le pied sur Tōken sans encombre. Je regarde une petite fille et lui souris quand je comprends enfin les paroles de sa chanson.
#uu7
Un cri. Ça bouscule, ça s’emmêle. Les Forces accourent en groupe compact. Les mamans serrent leurs enfants, on recule. Les haut-parleurs braillent. Les hommes grondent et avancent. Entre deux épaules, j'aperçois un jeune homme à terre qui prend des coups. Je m'éclipse rapidement par un couloir qui part sur le côté.
#uu8
Je m'isole dans un petit cabinet. Je m'assieds, respire, et repasse mes dernières heures en mémoire. J'ai quitté Waké par le premier transport et arrive sur Tōken et son régime dur. Je réfléchirai plus tard à la suite de la fuite. Il me faut d'abord franchir cette frontière sans attirer l'attention.
#uu9
Je décide de me changer. En jeune homme. Regard vert, perçant et décidé, typé Okushi, larges épaules pour inspirer confiance, pas trop grand. Un petit miroir au mur me confirme que je suis maintenant un passe-partout pour ouvrir l'accès à ce monde.
#uu10
Les troubles passés et une interminable dernière heure d'attente puis c'est mon tour. Un grand Force à la démarche urgente me conduit à travers un labyrinthe de couloirs pensant me perdre : gauche, droite, droite, gauche, droite, gauche. Il s'arrête net et prend une pose de garde-à-vous ridicule en m'invitant à pénétrer une office.
#uu11
Je suis reçu dans une office à moquette rouge par un gradé tout droit à la peau grise et à l'air triste. Il m'indique un siège devant son bureau. Cette pièce est trop richement décorée pour accueillir un migrant quelconque. Mon acuité s'avive. Je jette un œil à mon grand Force toujours au garde-à-vous dans le couloir. Est-ce qu'on m'a vu entrer ou sortir du petit cabinet ? Est-ce que ma fuite... ? Quelques longues minutes s'écoulent à écouter le gradé marmonner des termes administratifs inconnus, le visage penché vers un dossier. Je lui réponds posément, dans sa langue, quand il lève les yeux, attendant une réponse. Il se redresse enfin avec un rictus au coin des lèvres, me regarde un moment avec ce qui ressemble à de la satisfaction, puis ordonne au grand Force de nous rejoindre.
#uu12
Ma tension retombe d'un coup lorsque le Force me remet mon pass. Le relâchement doit être visible sur mon visage. Je souris bêtement. Le gradé gris se félicite de m'accueillir personnellement sur Tōken : la jeunesse travailleuse du Système, les Grandes Familles, un avenir meilleur... J'ai le droit à la symphonie de l'hypocrisie et aux courbettes du cafard.
#uu13
Je respire l'air métallique de Tōken, fais quelques pas, mais mon esprit craque et se fissure...
#uu14
Soupe de sang aux insectes, une spécialité locale. Un plat riche en protéine, parfait pour conserver ma morphe.
#uu15
À la recherche d'un hébergement pour quelques heures de repos. J'ai pris la décision de repartir dès demain : je vais rejoindre Oncle Den sur Kibō. Les sombres rues de Tōken sont peuplées de droids silencieux. Où sont les Bios ?
#uu16
Petit matin. Mon visage dans le miroir de l'ascenceur. Stable. Les rues de Tōken ronronnent déjà.
#uu17
« Veuillez présenter votre pass et décliner votre identité. » Au détour d'un croisement, je perçois ce timbre typique des GR-080-T5 qui interrogent la population. Les Grandes Familles seraient déjà sur mes traces ? Je ne m'attarde pas dans les environs.
#uu18
La table des prochains transports pour Kibō. Je la relis méthodiquement une troisième fois. Aucun départ avant 30 cycles.
#uu19
Un bruit derrière moi puis une grosse voix : « Veuillez exprimer votre jouasse et partager votre félicité. » Je me retourne avec étonnement et tombe nez à nez avec cet énorme smile. Qui devient aussitôt tout honteux. « Désolé, je vous ai confondu avec... » Décidément, j'ai dû morpher en sosie célèbre ! Je lui sers un grand sourire à mon tour. Ce nounours fluo se nomme Jorj. Il m'invite à déjeuner tout en se courbant d'excuses.
#uu20
« Mushi Medzé ! Spécialité de la patronne. C'est bon pour ce que tu as. Quoi que tu aies. À Tōken, il faut savoir profiter des bonnes choses. Trinquons aux Grandes Familles ! Et aux mines ! » Jorj me raconte sa vie depuis sa naissance, avec d'amples gestes combinant affirmations et p onctuations, plongées dans les plats et léchages de doigts. Puis le ton baisse en confidence. « Un conseil d'ami : ne t'aventure pas hors de Tōken city. Le désert est le royaume du Dieu Serpent. » J'attends son éclat de rire. Mais rien ne vient, il poursuit ces récits sans remarquer mon étonnement. Cette légende de propagande est une piste pour me tenir à l'écart quelques cycles.
#uu21
Le serveur assoupi au comptoir sursaute lorsque son écran s'allume. « Breaking news ! Un hackeur terroriste infiltré sur Tōken. » À l'image : les représentants des Grandes Familles, savamment outrés. Classic bullshit. Oncle Den accusé. Comme d'habitude. Mais une photo récente. Ça nous change mais c'est pas bon signe. Et puis Waké, ma planète ! Comment m'ont-ils tracé ?
#uu22
Nouveau corps, nouveau visage. Je suis monté discrètement à l'étage de la gargote. La patronne comatait, un blunt fumant dans le cendrier. Pas besoin de l’assommer pour emprunter son kimono.
#uu23
À l'approche de la station, un Force, non tout une escouade, scrute alentour avec des regards tendus. Passer un scan causerait ma perte. Tant pis pour le voyage bucolique en train, je vais hacker une drive.
#uu24
Pas de contrôle aux portes de la ville. Je file au hasard vers le sud. Le désert infini s'étend jusqu'à l'horizon. Rouge.
#uu25
Après quelques heures à tracer le désert, ma magnifique drive chromée crache une sale fumée et implore un arrêt à la première station gaz. Je la confie aux mains expertes d'une petite mémé qui en a vu d'autres. Comme cet énorme méka qu'elle a récupéré aux Forces à l'issue de la guerre de colonisation. Je prête une attention distraite à ce récit, sirotant un liquide bleu glacé et m'enfonçant dans un vieux canapé défoncé qui m'avale jusqu'à m'engloutir dans un lourd sommeil.
#uu26
« L'unique aux visages multiples rejoint la multiple au visage unique »
#uu27
Dur retour au réel par une puissante claque au visage. Le goût métallique du sang envahit ma bouche. Quelques mots émergent de ma léthargie : procès, espionnage, peine capitale... Mes perceptions s'aiguisent d'un coup. La vieille de la station gaz m'aurait droguée ? Où suis-je ? Quand ? En face de moi, trois femmes aux voix implacables me condamnent pour intelligence avec les Grandes Familles. J'hésite entre rire et me défendre mais déchante vite lorsqu'on annonce mon exécution pour la tombée de la nuit.
#uu28
On m'a jetée dans une cellule dégueulasse à l'odeur de pisse et de merde. Le sol baigne dans un liquide incertain où flottent d'immondes formes. La paillasse grouille de vers attendant de déguster un corps trop las pour se débattre. Dans un coin, un rat dégarni grignote ce qui ressemble à un doigt. Ce ragoûtant spectacle réveille ma faim. Je sens ma morphe vibrer et devenir instable.
#uu29
Posture immobile. Respiration lente. Esprit détaché.
#uu30
Il me reste peu de temps. Je déboîte l'intercomm de la cellule, sors mes connecteurs et branche mon cortex au réseau. Il révèle sans effort des datas plus ou moins sensibles : plans de bâtiments, gestion des ressources en eau, énergie, sécurité... J'encrypte tout ça. Voilà de quoi négocier avec mes geôlières.
#uu31
Après une rencontre abrupte, nos intérêts communs se sont rapidement alignés. Cette sororité occupe une ancienne mine cachée aux confins du désert. Une résistance à la colonie des Grandes Familles sur Tōken pratiquant clandestinement sabotages et prises d'otages.
#uu32
De tout le système, Tōken est la planète la plus violemment colonisée. Ses immenses forêts qui s'étendaient autrefois jusqu'aux pôles sont désormais sables, roches, ruines. Rouges à perte de vue. "Rouge comme le sang des nôtres, rouge comme le sang des nôtres" répètent mes hôtes.
#uu33
Opération dégradation au crépuscule -- grrt grrt -- Nous grillons les programmes d'un groupe de pachy-machines grignotant les roches de fer -- grrt grrt -- C'est un grain de gravier dans les rouages oppresseurs mais une grande allégresse pour les guerrières de la sororité -- grrt grrt --
#uu34
Cet univers manquait d'un robot tueur psychopathe ? Voici l'Armiral Ivor. Il fut programmé par les Scientocrates pour la conquête de Tōken. Il dépassa toutes leurs espérances lorsqu'il proposa et mit en œuvre le génocide par écocide.
#uu35
Le sommeil ne vient pas. Encore quelques cycles avant de rejoindre Oncle Den sur Kibō. Aucune comm possible, trop dangereux. Mais « Le temps long est bénéfique à la cause » parait-il. N'empêche ! Un de ces soirs pluvieux sur Waké et Den me dit « Finis les hacks de gamins et les défacements pour la beauté de l'art. On passe aux choses sérieuses. On braque les GF. ». À ce moment, je me sens grisé, pas de conséquences, je fonce. Mais maintenant c'est adieu Waké, TZ, la bande... S'ils voyaient les sommes dérobées aux Grandes Familles et ce que je cache dans mes mémoires...
#uu36
« Notre biome calciné n'est pas une fin. Nous expérimentons patiemment pour réensauvager nos horizons. »
#uu37
Un autre matin suffocant. Encore une sœur mutilée par une mine. Toujours la même colère.
#uu38
Je parcours à nouveau les data de la Sororité à la recherche d'infos qui pourraient se monnayer plus tard ailleurs. Plusieurs heures de recherches me mènent à des schémas de Mékas : ces gigantesques bots sont construits dans une structure militaire secrète dans laquelle se rendra l'Armiral Ivor dans trois cycles. J'entrevois une occasion à saisir.
#uu39
La Grande Assemblée de la Sororité adopte mon plan et organise l'attaque. Au programme : un prélude en diversion mineure mené en chœur ; suivi d'un opus de cambriole numérique incanté par votre soliste ; l'entracte où l'ennemi libère sa panique ; puis le climax, une symphonie de destruction massive et jubilatoire sur un tempo prestissimo ; et enfin une fugue avec espoir de la capture de l'Armiral Ivor.
#uu40
Bouleverser l'ordre, déséquilibrer le permanent, réinventer le connu, célébrer l'imperfection. Et inversement.
#uu41
Capturez un shakami par une chaude nuit. Approchez-vous lentement. Caressez lui la tête. Pas trop vite. Il entre en vibration. À mesure qu'il gonfle et durcit, saisissez-le. Fermement. Introduisez-le bien humide. La bête s'agite, allant et venant, accélérant, ralentissant, reprenant. Le frisson vient. Laissez-vous envahir par la fièvre. Abandonnez-vous au désert.
#uu42
Rendez-vous chez l'assembleuse pour nettoyer mes circuits de la poussière rouge de Tōken.
#uu43
Au coucher de l'Étoile, la résistance est aussi culturelle. La Sororité entretient la mémoire des rythmes et des chants accordés à son environnement hostile.
#uu44
Go fast dans la nuit désertique au volant d'une drive survoltée. Nous atteignons le complexe militaire la rage au ventre. Nos regards sont silencieux, fixés sur l'horizon.
#uu45
La diversion commence en douceur par un tir de roquette exécuté avec grâce. Ça sent le printemps.
#uu46
La réplique est immédiate. Une torpille approche en déchirant l'air. Le temps s'arrête. J'esquive au ralenti. Le projectile siffle à mon oreille. Je le suis du regard. Me retourne. Gros plan : les yeux dans les yeux d'une sœur, médusé d'horreur. La peur. La mort en direct. Tout s'accélère dans un hurlement. Ses jambes sont arrachées dans l'explosion. Le torse en flammes s'effondre dans une flaque d'essence.
#uu47
Ça explose de tous côtés. Je me fonds dans l'ombre, m'enfonce dans un hangar. Est-ce que j'aurais trop pris confiance avec cette opération ? Évite les sécucams, longe les murs, respire. La Sororité survivra-t-elle à mon caprice ? Dehors, le craquement des armes électriques déchire la nuit. Silence dedans. Et s'ils m'attrapent et me scannent ? Je trébuche. Un truc en verre se brise et résonne dans le vide immense. Damn !
#uu48
Au détour d'une coursive : un cyborg de modèle inconnu. Pas d'émotion sur son visage de fer. Arrêt sur image. Il baisse ses yeux jaunes : « Deuxième hangar sur votre gauche. Ne traînez pas. » Je bafouille une sorte de remerciement en reprenant ma course. L'espoir est permis si les nervis trahissent les maîtres.
#uu49
Des couloirs vides aux néons blafards. Personne. Des laboratoires d'expérimentations les plus inhumaines. Passe ton chemin, oublie cette image. Enfin, cette pièce dont la contre-lumière cajole une merveille : un Computronix Mk I. Je m'installe avec déférence et me branche à la machine.
#uu50
Je reprends conscience sur le sol en béton. Épileptique. Des années semblent s'être écoulées à l'intérieur du Computronix. Une seconde étirée à l'infini. Vertige d'une nostalgie virtuelle. Mes sens reviennent. D'abord le froid. Puis le sol qui tremble. La destruction hurle à l'extérieur du bâtiment. Le méka est en action : j'ai réussi. Pas le temps de célébrer ni d'avoir mal, il me faut fuir à nouveau.
#uu51
Le Méka est libéré. Je le contemple anéantir la base. Une sensation nouvelle s'enflamme dans mes tripes et m'envahit. Peur / envie. C'est destructeur, sauvage, insatiable. Ça veut plus. Tout de suite. Mes muscles se contractent jusqu'à la douleur. Mais quel monstre ai-je libéré ?
#uu52
Après avoir erré dans les décombres, sans nouvelles de mes sœurs de lutte, l'aube vient avec une lueur d'espoir. Cette capsule de secours, au confort plus que minimal. Je m'y engonce comme je peux, je bloque le traceur et met le cap vers Kibō et Oncle Den. Sayōnara Tōken ! Un détail me revient alors que je file hors de la sanglante atmosphère : avons-nous supprimé l'Armiral Ivor ?
#uu53
Quelque part sur Tōken, les dominants se sentent dominés pour la première fois et paniquent.
#uu54
Autour de Chū, notre étoile, les huit planètes poursuivent leur valse. Seule la comète Henka vient troubler la cadence cosmique.

Fin du premier arc

La suite de cet univers inattendu est en préparation... En attendant, rendez-vous sur Instagram :

@unexuniv